Phares,
par Alphonse ALLAIS
L'Eure est probablement un des rares
départements terriens français, et certainement le seul, qui possède un phare
maritime.
A la suite de quelles louches
intrigues, de quelles basses démarches, de quelles nauséeuses influences ce
département d'eau douce est-il arrivé à faire ériger en son sein un phare de
première classe ? Voilà ce que je ne saurais dire, voilà ce que je ne voudrais
jamais chercher à savoir.
Quelques petits jeunes gens des Ponts
et Chaussées me répondront d'un air suffisant qu'un phare élevé en terre ferme
peut éclairer une portion de mer sise pas trop loin de là. Soit !
Il n'en est pas moins humiliant, quand
on habite Honfleur (des Honfleurais fondèrent Québec
en 1608) et qu'un ami, O'Reilly ou un autre, vous
prie de lui faire visiter un phare de la première classe, il n'en est pas moins
humiliant, dis-je, de le trimballer dans un département voisin dont le plus
intrépide navigateur est tanneur à Pont-Audemer.
Non pas que le voyage en soit
regrettable, oh ! que non pas ! La route est charmante
d'un bout à l'autre, peuplée de vieilles sempiterneuses
qui tricotent, de jeunes filles qui attendent à la fontaine que leur siau se remplisse. Ah ! combien
exquises, ces Danaïdes normandes, une surtout (1), un peu avant Ficquefleur !
Alors, on arrive à Fatouville
: c'est là le phare.
Un gardien vous accueille, c'est le
gardien-chef, ne l'oublions pas, un gardien-chef de première classe, comme il a
soin de vous en aviser lui-même.
On gravit un escalier qui compte un
certain nombre de marches (sans cela serait-il un escalier ? a si bien fait
observer le cruel observateur Henry Somm).
Ces marches, j'en savais le nombre hier
; je l'ignore aujourd'hui. L'oubli, c'est la vie.
Parvenu là-haut, on jouit d'une vue
superbe, comme disent les gens. On découvre (j'ai encore oublié ce quantum)
une foule considérable de lieues carrées de territoire. Pourquoi des lieues
carrées dans un panorama circulaire ?
- Quel est ce petit phare ? demande une
de nos compagnes en désignant un point de la basse Seine.
- Un phare ça ! Vous appelez ça un
phare ? fait le gardien vaguement indigné.
Notre compagne, confuse, en pique un (de
fard).
- Ce n'est pas un phare, madame, c'est
un feu .
Il nous dit même le nom du feu,
mais je l'ai oublié comme le reste.
Quand nous avons découvert assez de
territoire, nous descendons le nombre de marches qui constituent l'escalier
dont j'ai parlé plus haut.
Un registre nous tend les bras, pour
que nous y tracions nos noms de visiteurs.
Je signe modestement Francisque Sarcey,
en ajoutant dans la colonne Observations cette phrase ingénieuse :
La phrase que j'ai inscrite s'est
évadée de ma mémoire, comme tant d'autres histoires.
Je feuillette le registre, et je n'en
reviens pas de la stupidité de mes contemporains.
Comme les gens sont bêtes, mon Dieu ! comme ils sont bêtes !
La colonne Observations du
registre de Fatouville constitue certainement le plus
beau monument de bêtise humaine qu'on puisse contempler en ce bas monde.
Tout un firmament de lunes n'en
donnerait qu'une faible idée.
J'en excepte un quatrain vieux de
quelques mois, de Georges Lorin, et une réflexion de Pierre Delcourt.
Le quatrain de Lorin est à sextuple
détente ; quant à la phrase de Delcourt, elle fait se
retirer toutes seules les échelles;
Voici le quatrain :
Comme il est des femmes gentilles,
Il est des calembours amers :
Le phare illumine les mers,
Le fard enlumine les filles !
A Delcourt,
maintenant :
Le phare de Fatouville
n'est, à tout prendre, qu'une vaste chandelle. Il en a, toutes proportions
gardées, la forme et le pouvoir éclairant.
Puis nous nous retirâmes.
Nous allions monter en voiture, quand
une espèce de petit bonhomme tout drôle, pas très vieux, mais pas
extraordinairement jeune non plus, fort sec, nous demanda poliment si nous
rentrions à Honfleur. Sur l'assurance qu'en effet c'est notre but, le drôle de
bonhomme nous demande une toute petite place dans notre véhicule, ce à quoi
nous consentîmes de la meilleure grâce du monde.
En route, il nous confia qu'il était
inventeur, et qu'il allait révolutionner toute l'administration des phares :
- Vous occupez-vous de phares, messieurs
? fit-il.
- Oh !
vous savez, nous nous en occupons sans nous en
occuper.
- Vous avez tort, car c'est là une
question bien intéressante.
J'avais bien envie de prier l'inventeur
de nous procurer la paix. Nous descendions la côte, à travers un paysage
magnifique dans lequel un clément octobre jetait son or discret. Je me sentais
plus disposé à jouir de cette vue qu'à entendre divaguer mon vieux type. Mais
mon vieux type reprit, plein d'ardeur :
- Les phares, c'est bon quand le temps
est clair ; mais le temps est-il jamais clair ?
- Pourtant, j'ai vu des fois...
- Le temps n'est jamais clair !
Alors...
- Nous avons la sirène qui beugle dans
la brume.
- La sirène, c'est de la blague. Je défie
à un navigateur qui voyage dans la brume de me dire, à 30 degrés près, la
direction d'une sirène, s'il en est éloigné de quelques milles. Alors, j'ai
inventé autre chose. Puisqu'on ne voit pas le feu du phare, puisqu'on se trompe
sur la direction du son de la sirène, j'ai imaginé le phare odoriférant.
Écoutez-moi bien.
- Allez-y !
- Chaque phare a son odeur,
soigneusement indiquée sur les cartes marines. J'ai des phares à la rose, des
phares au citron, des phares au musc. Au sommet des phares, un puissant
vaporisateur projette ces odeurs vers la mer. Rien de plus simple, alors, pour
se diriger. En temps de brume, le capitaine ouvre les narines et constate, par
exemple, qu'une odeur de girofle lui arrive par N.-N.-O. et
une odeur de réséda par S.-E. En consultant sa carte, il détermine ainsi sa
situation exacte. Hein ?...
- Épatant ! Et puis il y a une chose à
laquelle vous n'avez pas pensé. Je vous donne l'idée pour rien : quand il
s'agira d'un phare situé sur des rochers, en mer, construisez-le en fromage de
Livarot, on le sentira de loin ; et si quelque tempête, comme il arrive
souvent, empêche d'aller le ravitailler, eh bien, les gardiens ne mourront pas
de faim : ils mangeront leur phare !
Le drôle de bonhomme me regarda d'un
air méprisant, et causa d'autre chose.
(1) J'ai su depuis que cette Danaïde normande était née rue des
Dames (Batignolles), mais ça ne fait rien, je l'aime tout de même. (Note de
l'auteur).